Depuis dix ans, l’Afev et Facing History & Ourselves (FHAO) ont construit et consolidé un partenariat exemplaire, né dans le sillage des attentats de 2015. Ensemble, ces deux organisations, portées par des valeurs communes d’inclusion et d’éducation à la citoyenneté, œuvrent pour former des milliers de jeunes et d’éducateurs à lutter contre les discriminations et à réfléchir aux enjeux sociétaux. Ce partenariat, situé aujourd’hui à la croisée de l’éducation populaire et institutionnelle, incarne une réponse novatrice aux défis de notre époque.
Si, depuis désormais dix ans, Facing History et l’Afev – deux organisations issues de contextes nationaux, culturels et éducatifs bien différents - unissent leur force pour relever le défi commun de promouvoir une société inclusive et de renforcer l’engagement citoyen des jeunes, l’histoire de la première structure, une ONG américaine, débute au milieu des années 70…
L’histoire longue de Facing History &Ourselves (FHAO)
En 1976, dans une banlieue de Boston, l’enseignante Margot Stern Strom initie un projet pédagogique novateur qui allait poser les fondations de Facing History. L’idée naît d’une double réflexion : l’urgence d’éduquer les jeunes sur la Shoah, mais aussi la nécessité d’explorer des valeurs démocratiques à travers une analyse critique de l’histoire. Issue d’une famille juive américaine engagée dans le mouvement des droits civiques, Margot Stern Strom perçoit des parallèles entre les dynamiques racistes du Sud des États-Unis et les mécanismes d’exclusion ayant conduit à l’Holocauste. Sa démarche ambitionne d’aller au-delà de la simple transmission de faits historiques pour explorer des questions universelles sur l’éthique, la justice et la responsabilité individuelle.
L’objectif initial de FHAO ? Permettre aux enseignants de guider leurs élèves dans une réflexion approfondie sur les choix moraux face aux injustices historiques. Stern Strom s’appuie sur des récits tels que celui de la Shoah, non pas uniquement pour évoquer les atrocités commises, mais pour questionner les mécanismes sous-jacents : qu’est-ce qui pousse des sociétés entières à adopter des comportements d’exclusion et de violence ? Ces questions sont au cœur d’un programme éducatif conçu pour encourager une prise de conscience personnelle chez les adolescents, au moment crucial où ils développent leurs propres valeurs et convictions.
Dès ses débuts, Facing History attire l’attention grâce à sa méthodologie innovante. Ses animateurs s’appuient sur des récits historiques pour construire des parallèles avec les réalités contemporaines. Ces approches suscitent un intérêt croissant parmi les enseignants américains, qui voient en FHAO une ressource précieuse pour aborder des sujets délicats dans leurs classes. Pourtant, cette expansion ne se fait pas sans difficultés. Dans les années 1980, au milieu des tensions politiques et culturelles exacerbées par l’administration Reagan, l’organisation est accusée par certains de promouvoir une "propagande anti-américaine". FHAO choisit alors de s’éloigner des financements fédéraux pour préserver son indépendance, s’appuyant sur des donateurs privés partageant sa vision.
Des espaces sécurisés pour des échanges délicats
L’un des premiers atouts de Facing History réside dans son indéniable capacité à créer des espaces sécurisés pour y accueillir des discussions difficiles. À Boston, où la ségrégation scolaire faisait encore l’objet de débats passionnés à l’époque, l’organisation développe une pédagogie qui utilise l’histoire comme miroir pour interroger les fractures sociales actuelles. Cette approche permet d’engager des conversations complexes sur des sujets comme le racisme, la responsabilité collective ou l’exclusion, tout en offrant aux élèves une perspective distanciée et critique. « Il est souvent plus facile d’étudier un événement comme la Shoah, qui semble éloigné dans le temps et dans l’espace, pour initier des discussions sur des enjeux plus proches », nous explique Dimitry Anselme, aujourd’hui Directeur exécutif des programmes de FHAO.
En quelques années, Facing History gagne en reconnaissance et élargit son champ d’action. Dans les années 1980, l’organisation ouvre des bureaux dans plusieurs grandes villes des États-Unis, dont Chicago, New York et Los Angeles, consolidant ainsi sa présence nationale. Mais le développement ne s’arrête pas là : en 2000, FHAO s’installe à Londres, marquant ses débuts sur la scène internationale. À chaque étape, elle adapte ses outils pédagogiques aux contextes locaux, tout en conservant une approche universelle fondée sur la réflexion critique et la promotion des droits humains.
Ce modèle éducatif, axé sur le développement moral des jeunes et la lutte contre toutes les formes de discrimination, repose sur une conviction fondamentale : les adolescents, lorsqu’ils sont encouragés à réfléchir par eux-mêmes, peuvent devenir des « philosophes moraux naturels ». En effet, pour FHAO, faire confiance aux jeunes pour tirer leurs propres conclusions est essentiel – en cela, l’ONG partage avec l’Afev une même conviction fondamentale. Et dès lors, imposer aux jeunes une interprétation toute faite de l’Histoire risque au contraire de les détourner de l’enseignement qu’elle cherche à transmettre. Aujourd’hui encore, les principes fondateurs de FHAO continuent d’inspirer des éducateurs à travers le monde. La petite organisation, née d’une initiative personnelle dans les années 1970, est devenue un acteur majeur de l’éducation civique, tout en restant fidèle à son ambition initiale : aider les jeunes à comprendre le passé pour mieux façonner l’avenir.
Facing History et l’Afev : un début de partenariat marqué par un contexte de crise
Dans l’Hexagone, c’est l’ancienne collaboratrice de l’Education nationale (et actuelle Conseillère technique "Prévention violences, harcèlement et climat scolaire" au Rectorat de Paris) Caroline Veltcheff qui incarne la figure-clé de l’implantation de FHAO. Elle a en effet su utiliser son expertise et son réseau pour intégrer les méthodes de Facing History dans des projets éducatifs locaux, notamment dans des établissements scolaires en partenariat avec l’Afev. Soit, comme le dit aujourd’hui Dimitry Anselme : « Caroline, parce qu'elle travaille sur le harcèlement à l'école, dispose d’un très grand réseau, et peut intervenir dans le contexte de l'Éducation nationale. C'est elle qui a commencé à intégrer l'approche de Facing History dans sa démarche contre le harcèlement, puis à nous faire entrer dans les académies. Elle a pu, pour cela, se reposer sur son nom et son autorité. »
Plus spécifiquement, le partenariat entre FHAO et l’Afev naît dans un moment sombre de l’histoire française. En janvier 2015, la France est en effet frappée par une série d’attentats, notamment contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher – dont nous célébrons également le triste dixième anniversaire cette année. Ces événements tragiques révèlent de profondes fractures sociales, et surtout un besoin urgent de renforcer l’éducation à la citoyenneté, à la lutte contre le racisme et à la compréhension des diversités.
Or, quelques mois plus tôt, le pédagogue Eric Debardieux – un autre grand spécialiste de la question du climat scolaire – avait créé une première rencontre entre les deux structures, en faisant participer Dimitry Anselme et Karen Murphy (à l’époque Directrice des programmes à l’international de FHAO) à la 7ème Journée du Refus de l’échec scolaire de l’Afev. A l’issue de celle-ci, Eunice Mangado-Lunetta, Directrice des programmes de l’association, conclut ce temps d’échanges en citant l’écrivain américain James Baldwin - une référence littéraire et philosophique qui touche profondément Dimitry Anselme : « Nous avons été rapidement fascinés par cette capacité de l’Afev à mobiliser des jeunes et à parler des inégalités d’une manière à la fois critique et accessible. Et quand Eunice a cité Baldwin, cela a immédiatement résonné avec notre démarche. »
Convaincus, dès lors, qu’une collaboration avec une organisation française pouvait amplifier leur impact, les dirigeants de FHAO décident d’explorer les bases d’un partenariat avec l’Afev. Une première rencontre en guise de "test" est ainsi organisée à destination des salariés de l’association… en janvier 2015. Hasard du calendrier : c’est donc précisément une semaine après les attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher que les équipes de l’Afev rencontrent celles de Facing History, qui aident très efficacement des salariés sous le choc à revenir sur ces terribles événements tout en gérant au mieux les incompréhensions et dissensions suscitées sous l’effet d’une vive émotion...
Une complémentarité riche et structurée
Dès 2016, le partenariat s’institutionnalise, avec le soutien de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). En 2019, Eunice Mangado-Lunetta est même invitée par Facing History à participer, à New York et avec Johanna Barasz (à l’époque Déléguée adjointe de la DILCRAH), à un temps d’immersion intitulé Teaching Holocaust and Human Behavior, en présence de professeurs américains d’histoire. Ce qui lui donne l’occasion de découvrir les techniques et outils d’animations propres à FHAO.
Ce soutien de la DILCRAH marque par ailleurs un engagement fort de la part de l’État français, reconnaissant la nécessité d’unir les efforts entre associations locales et partenaires internationaux. Et concrètement, le modèle de collaboration s’articule autour de plusieurs axes majeurs :
- Formation des volontaires : Chaque année, FHAO forme les formateurs de l’Afev, qui transmettent ensuite leurs connaissances aux volontaires en Service Civique. Ces derniers, à leur tour, sensibilisent les jeunes dans les établissements scolaires. Cette approche en cascade permet de toucher un large public tout en garantissant une qualité pédagogique.
- Développement de ressources : Facing History partage ses outils pédagogiques, issus d’années de recherche et de pratique. Ces ressources incluent des études de cas, des fiches thématiques et des approches sur la posture éducative. A ce titre, Mailis Mejia Beltran, Chargée de programme Volontariat éducatif à l’Afev, déclare : « Nous avons ainsi accès à du matériel pédagogique de qualité, avec des fiches et des trames adaptées. Nous avons également accès à une communauté internationale extrêmement dynamique, qui permet un échange de pratiques décentré. (…) [Ma collègue] Justine a récemment participé au séminaire annuel de Facing History aux États-Unis, où elle a rencontré des collègues de Colombie, du Chili et d'Irlande, avec lesquels des relations intéressantes se sont nouées. »
- Adaptation au contexte français : FHAO, habituée à travailler dans des contextes internationaux variés, bénéficie de l’expertise de l’Afev pour adapter ses contenus aux spécificités françaises. Dimitry Anselme note ainsi : « En France, les débats sur la laïcité et les questions raciales sont profondément ancrés dans l’Histoire nationale. L’Afev nous a aidés à comprendre ces nuances et à ajuster notre pédagogie. » D’un autre côté, cette fois selon Mailis Mejia Beltran : « Facing History arrive avec un bagage conceptuel très développé, qui nous permet de ne pas repartir de zéro. On peut tester leurs approches, les intégrer et les adapter petit à petit, et bénéficier de moyens conséquents - notamment en termes de ressources -, avec une réelle volonté philanthropique de lutter contre les discriminations. »
- Création de ponts entre éducation populaire et institutionnelle : Ce partenariat favorise également, comme on va le voir, une collaboration étroite entre les écoles et les acteurs associatifs - brisant ainsi les silos traditionnels.
Des résultats significatifs après une décennie de travail
En chiffres, sur les dix dernières années, ce partenariat a permis de former : 145 salariés de l’Afev, 3 000 bénévoles, et de sensibiliser plus de 67 000 jeunes, comme le rappelle Mailis Mejia Beltran. Désormais, chaque année, plus de 390 volontaires en Service Civique (Volontaires en résidence de l’Afev) participent à des formations basées sur la pédagogie de Facing History, renforçant ainsi leurs capacités à intervenir sur des sujets tels que le racisme, l’antisémitisme et les discriminations de genre.
Fabenson Frisch, Directeur associé de FHAO, précise : « Ce partenariat va bien au-delà de la simple transmission de savoirs. Il s’agit de transformer des mentalités, de créer des espaces de dialogue, et surtout de former des citoyens responsables. »
Dans les faits, le même Fabenson Frisch indique que « l’Afev souhaite que Facing History travaille de plus en plus directement avec les territoires plutôt qu’à un niveau uniquement national. Cela permet de mieux adapter nos actions aux réalités locales et d’avoir un impact plus profond », et se satisfait d’autre chose : « Avec l’Afev, nous pouvons aborder des sujets complexes comme le racisme, l’homophobie ou l’antisémitisme. Ils permettent de poser des questions importantes et de donner aux jeunes des outils pour comprendre et répondre à ces problématiques dans leurs interventions éducatives. »
Un projet pilote dans les quartiers prioritaires
En 2023, pouvant toujours compter sur l’engagement de Caroline Veltcheff, FHAO France et l’Afev ont lancé un projet pilote dans le collège des Pyramides à Évry-Courcouronnes en Essonne – un quartier emblématique de la région parisienne Ce projet, qui illustre particulièrement la synergie entre l’Education nationale et l’éducation populaire à en croire Mailis Mejia Beltran, vise à la fois à améliorer le climat scolaire, à créer des espaces inclusifs de réflexion, et à accompagner les élèves (comme les enseignants) dans une démarche de lutte contre les discriminations.
Mailis Mejia Beltran insiste d’ailleurs sur l’importance de ce modèle : « Ce projet montre que nous pouvons réunir tous les acteurs autour d’une même préoccupation, qu’il s’agisse de l’Education nationale ou de l’éducation populaire. Cela favorise une compréhension mutuelle et une action collective. » Mieux encore : « Ce qui est intéressant pour nous, c’est de créer une réelle compréhension de la posture de chacun. Souvent, il y a des incompréhensions ou des "guerres de chapelle" entre l’Éducation nationale et l’éducation populaire. Mais en travaillant ensemble, nous avons pu aligner tous les acteurs autour d’une même préoccupation, et créer des espaces de dialogue qui dépassent ces divisions. »
Une pédagogie qui évolue avec son temps
Difficile de le nier : en dix ans, le partenariat a constamment évolué pour répondre aux nouveaux défis sociétaux. Fabenson Frisch souligne : « Aujourd’hui, nous travaillons à enrichir nos formations pour aborder aussi des thématiques telles que l’homophobie, les violences policières et les questions de genre. Ces sujets sont cruciaux pour les jeunes générations, et nous permettons aux animateurs de poser des questions importantes, nous leur donnons des outils pour comprendre et répondre à ces problématiques au cours de leurs interventions éducatives. »
Le système semble désormais tellement efficace que de nouvelles collaborations régionales sont également en cours - notamment à Lille, Lyon et en Normandie. En renforçant leur présence dans les académies françaises, FHAO et l’Afev espèrent multiplier les synergies entre leurs approches respectives. Ajouté au renforcement d’une dynamique internationale, cette évolution apparaît particulièrement vertueuse, et à terme bénéfique à tous.
Un futur prometteur
À l’aube de la prochaine décennie, FHAO et l’Afev affichent des ambitions renouvelées. Dimitry Anselme résume : « Nous voulons continuer à fusionner nos approches pour atteindre plus de jeunes, en nous concentrant sur des projets locaux qui auront un impact national »… et Mailis Mejia Beltran enfonce le clou : « Moi, j'aimerais bien que ce modèle fasse des petits, que l'on puisse identifier, dans les différents territoires qui ont des formateurs Afev et Facing History, des établissements-pilotes souhaitant mettre en place cette démarche-là. En fonction de leurs besoins, nous leur proposerions ce type de format : une journée pour vivre la démarche, une journée pour apprendre à en être formateur, le tout accompagné par l’Afev… et les services civiques de l’Afev pour la mise en place. »
Ainsi, avec des plans pour renforcer la formation des enseignants, multiplier les projets pilotes dans les établissements scolaires et développer des ressources adaptées aux enjeux contemporains, ce partenariat s’inscrit comme un modèle d’innovation éducative. Et plus globalement, ce partenariat entre FHAO et l’Afev illustre la puissance de la collaboration entre acteurs locaux et internationaux. Ensemble, ces deux acteurs démontrent qu’une éducation basée sur le respect, la réflexion critique et l’inclusion peut véritablement changer des vies. Dans une époque où les défis sociaux et éducatifs semblent ne faire que se multiplier, il constitue une source d’espoir et d’inspiration pour construire un avenir meilleur.
François Chapelain-Perrin
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