Dans les trois départements de l’Aisne, de l’Oise et de la Somme, une multitude d’acteurs se démènent pour dissiper les idées reçues des familles, motiver y compris les jeunes les plus éloignés des centres urbains et fortifier les alliances éducatives, avec un même objectif en tête : œuvrer dans le sens d’une démocratisation accrue de l’accès à l’enseignement supérieur. Parmi eux, l’Afev, l’Université Picardie-Jules Verne et un vaste réseau d’établissements du secondaire.
L’académie d’Amiens couvre les trois départements autrefois picards : la Somme (autour d’Amiens), l’Oise (autour de Beauvais) et l’Aisne (autour de Laon). Voilà ce qu’écrivait à son sujet, dans un article de Espace populations sociétés de 2005 , l’actuelle cheffe de pôle aux études et statistiques de l’ARS Occitanie Cosima Bluntz, à l’époque étudiante en DESS Expert démographe et DEA Dynamique des populations : « En France, la région picarde se distingue des autres régions par des indicateurs scolaires défavorables et par une forte proportion d’élèves quittant l’école sans qualification. Au sein même de l’académie d’Amiens, la situation n’est pas homogène, et l’on observe de fortes différences selon les bassins d’éducation. » Pour mémoire, son taux d’obtention du bac en 2005 s’élevait à 75,9%, contre 82,5% à l’échelle nationale (et 56,9% de la génération concernée obtenait son bac, contre 62,5% au national). Une situation qui, fort heureusement, a depuis lors bien évolué.
Autre spécificité d’importance - celle-ci toujours pleinement d’actualité : l’académie concentre 6 Territoires éducatifs ruraux (TER) sur les 23 créés par le Ministère de l’Education nationale en janvier 2021 au titre de cette expérimentation – six territoires qui regroupent « plus de 10 000 élèves, de l’école jusqu’au lycée. » Et si, à l’époque, le même Ministère estimait « qu’un élève sur 5 [résidait, en France] dans un territoire éducatif », et que « 10 millions de jeunes Français de moins de 20 ans [grandissaient] dans les zones rurales et les villes de 2 000 à 25 000 habitants », le Délégué territorial académique de l’Afev Amiens, David Laruelle, indique que « sur l’académie d’Amiens, 50% des jeunes vivent en ruralité – d’où l’intérêt que l’Afev se tourne aussi vers ces territoires. » Raison pour laquelle, notamment, 50% des réseaux d’éducation prioritaire sont localisés dans des secteurs ruraux…
Une université dynamique
Dans ces conditions, si l’obtention du bac ne semble plus poser de véritable problème (ils étaient 89,3% d’élèves de terminale sur l’académie à l’avoir obtenu en 2022, dont 94,9% pour le bac général et de 79 à 89% pour les filières technologique et professionnelle – soit des ratios à peine inférieurs aux ratios nationaux), un autre écueil de taille se dresse encore face à la jeunesse picarde : l’accès à l’Université. Selon les chiffres officiels, ce territoire regroupe 424 200 élèves, étudiants et apprentis, dont 350 800 écoliers, collégiens et lycéens pour seulement 54 200 étudiants (et 19 200 apprentis) : soit 13% d’étudiants sur l’ensemble. A titre de comparaison, ce chiffre s’élevait en 2022 à 18% sur l’académie de Bordeaux, en 2020 à 21% sur l’académie de Toulouse… et sur l’ensemble du territoire, à la rentrée 2021, à 19%.
C’est sans doute cette situation problématique, couplée avec le souhait de mener une politique volontariste sur la question, qui a poussé dès la fin des années 1990 l’ Université de Picardie-Jules Vernes (UPJV) à mettre sur pied une démarche ambitieuse – comme l’explique Véronique Dominguez-Guillaume, professeure de langue et de littérature médiévales et, depuis 2021, Déléguée au "Continuum second degré/Université" rattachée au vice-Président "Commission de la formation et de la vie universitaire" (CFVU) à l’UPJV. « Le dispositif-phare, ce sont bien sûr aujourd’hui les Cordées de la réussite, qui existent depuis longtemps à l’UPJV. Dans les années 1990 et au début des années 2000, ces cordées permettaient le jumelage de l’intégralité des lycées de l’académie avec l’Université. »
Concernant les Cordées de la réussite, l’UPJV est activement impliquée dans ce dispositif, depuis le lancement d’une première Cordée « Santé, filière d’excellence » avant 2015, et tout particulièrement au fil des dernières années : « Le sens des lettres » que Véronique Dominguez-Guillaume a lancée en 2017, puis « Economie et éducation financière » (2018), les cordées IUT de la Somme et de l’Oise (2020/2021), la cordée « Inspé Amiens – Devenir enseignant » (2021), et les cordées « SVT » et « IUT de l’Aisne-carrières juridiques » l’an dernier… A en croire la Déléguée, « l’Université est très dynamique sur le sujet, vraiment, et les Cordées portées de manière très forte par une équipe de référents, en relation avec la DOIP [Direction de l’orientation et de l’insertion professionnelle]. Une Cordée Staps et une Cordée droit pourraient voir le jour l’an prochain. » Avant le lancement de ces Cordées, se souvient-elle, « tous les établissements dans les années 2000 recevaient une visite de l’UPJV, mais c’était un peu large, un peu général et générique, moins efficace. » Par ailleurs, poursuit-elle, si « nous avons huit Cordées prenant la forme d’un jumelage plus disciplinaire », l’ambition initiale prend désormais corps à travers « une approche transversale, comme pour la Cordée "l’Université, j’irai !"»
Cette dernière « reste très générale et s’adresse aux lycées de l’académie, ainsi qu’à des collèges », avec « un programme très immersif, vraiment construit pour favoriser, chez les élèves, une meilleure connaissance du maillage territorial de l’Université » (qui dispose de six campus répartis dans les Hauts-de-France, à Amiens bien sûr, mais aussi Beauvais, Creil, Cuffies-Soissons, Saint- Quentin et Laon) « et des programmes plus adaptés : parcours dans la ville, découvertes culturelles… » Mais plus récemment, l’établissement d’enseignement supérieur a mis en place le projet innovant OSeR ! (pour « S’orienter vers le supérieur et réussir ! »), très original et développé « en parallèle des Cordées », qui permet depuis la rentrée 2023 « à un bus de l’orientation de se déplacer sur tout l’espace public – et non plus seulement l’espace scolaire - du territoire, dans lequel sont mises à disposition des lycéens, des collégiens et de leurs familles des tablettes. » Ceci afin de parvenir à « un maillage territorial total. »
L’idée désormais, selon elle, est « d’inscrire ces dispositifs dans le temps, et de donner un réel souffle à tous ces projets d’orientation. » Or, « dans cet espace multi-facettes et multi-dimensionnel, indique Véronique Dominguez-Guillaume, l’Afev est un partenaire historique, extrêmement précieux, extrêmement solide, très inventif, qui leur permet vraiment de fonctionner, en relation étroite avec les associations. » Elle remarque d’ailleurs qu’en plus d’un « partage d’expérience », il est également question avec l’association « d’une forme de partage de personnel », dans la mesure où « de nombreux étudiants de Lettres ou d’autres disciplines sont des bénévoles de l’Afev, qui vont donc œuvrer aussi bien en tant qu’ambassadeurs des Cordées de la réussite ou du projet OSeR ! qu’en tant que membres de l’association. »
L’importance des Cités éducatives
Mais au-delà de ce partage d’expérience et de "personnel", l’UPJV et l’Afev travaillent également ensemble, de manière étroite et en confiance, autour des Cités éducatives de l’académie. Le territoire académique est en effet émaillé de neuf Cités éducatives (dont deux à Amiens, mais aussi une à Beauvais, ainsi qu’à Compiègne, Creil, Laon, Montataire, Saint-Quentin et Soissons). « C’est par exemple le cas, conclut Véronique Dominguez-Guillaume, avec la Cité éducative de Montataire, dans laquelle l’Afev est très fortement investie. Sur les programmes immersifs à l’Université par exemple, nous avons travaillé directement avec elle, avec un très grand succès auprès des participants. »
Ce terrain particulier de Montataire – dixième ville de l’Oise avec… un peu moins de 14 000 habitants -, Amaury Lefort le connaît bien : Directeur-adjoint à la SEGPA du Collège Anatole France, il a été pendant deux ans coordinateur Education nationale de la Cité éducative de cette commune proche de Creil, créée en 2021. « On a tout de suite été dans le bain, se souvient-il ; vous connaissez l’urgence, à chaque fois, des nouveaux plans. » Il a ainsi été « présent au moment où la Cité éducative n’en était encore qu’à son stade embryonnaire », en tant que responsable au sein du collège désigné établissement support de l’ensemble. Ce qui lui a permis « de rencontrer tous les interlocuteurs, au fil de sa construction sur Montataire. » Ainsi, « rapidement, nous avons disposé d’un carnet d’adresses d’associations, de partenaires institutionnels, de bénévoles, fourni par la Cité éducative de Creil »… dans lequel figurait en bonne place le nom de l’Afev. « Un rendez-vous a donc été organisé entre notre principal et David Laruelle, pour le collège Anatole France et le lycée André Malraux, avec tout de suite la volonté d’aller vers l’ambition. »
Pourquoi ce désir, dès le départ, de "rapper fort" ? « Parce que nous avons fait le constat qu’on avait, ici, des jeunes très brillants mais qui choisissent des filières professionnelles parce qu’ils ne s’autorisent pas – ou parce qu’on ne les autorise pas – à aller vers l’enseignement supérieur (universités ou même grandes écoles parisiennes). » A titre d’exemple, le major de la promo du baccalauréat 2022 pour tout le département de l’Oise était un élève du lycée André Malraux, et « tandis que l’année dernière, de nombreuses jeunes filles de notre lycée ont reçu une mention Très Bien au Bac, étaient reçues dans les grands établissements… beaucoup ont choisi le BTS, parce qu’elles ont privilégié la proximité. Ils restent donc sur le territoire, à la fois du fait d’un problème de mobilité, d’un problème culturel et même d’un problème de déterminisme social. » Ainsi, « en prenant très tôt le problème – dès la 3 ème -, nous souhaitions permettre aux jeunes et aux familles de se projeter dans une formation supérieure hors du grand bassin creillois »… pour ensuite être en mesure de faire leurs choix en toute connaissance de cause.
Pour ce faire ont d’abord été mises en place des actions, « avec les salariés de l’Afev et les étudiants, qui viennent rencontrer à travers des ateliers, toute l’année, tous nos élèves de troisième pour parler du monde universitaire, déconstruire les idées reçues, dédramatiser l’idée de la mobilité, de l’internat, etc. » Des temps pendant lesquels il est à la fois question d’entretien (ou de création) d’une ambition éducative, « mais aussi de l’axe citoyenneté, et notamment égalité filles/garçons, avec le souhait d’encourager notamment les filles à s’orienter vers les filières scientifiques. » En outre, très tôt a été également décidée « une visite du campus d’Amiens, dès la troisième : les professeurs principaux ciblent une cinquantaine d’élèves [en respectant une parité de genre] ayant le potentiel d’aller à l’Université et/ou ne s’y autorisant pas, qui rencontrent sur place des professeurs, des étudiants, vont sur le campus, manger au Restaurant universitaire, etc. » Au lycée, le dispositif se poursuit, « avec toujours les rencontres sur place avec les étudiants, mais aussi la mise en place d’un mentorat spécifique, du un-pour-un pour une vingtaine d’élèves de terminale. »
Seul hic : la Cité ayant été créée en 2021, « nos premiers élèves de troisième concernés ne sont qu’en première aujourd’hui – nous avons donc peu de recul » quant aux résultats effectifs. Pour y remédier, « à partir de cette année, on élargit le projet en faisant un suivi de cohorte : nous allons accompagner la cinquantaine d’élèves ciblés en troisième jusqu’à leur sortie du lycée. Ce qui va nous permettre à la fois de mesure concrètement la réussite (ou non) de cette action, et puis surtout, nous voulions éviter une rupture de suivi entre la troisième et la terminale. » Pour Amaury Lefort, cette idée d’un continuum est fondamentale, qu’autorisent les Cités éducatives : « Il n’y a plus de cloisonnement de type "là, c’est le lycée" / "là, c’est le collège" : on fédère tous les acteurs de 0 à 25 ans, ce qui ouvre toutes les portes et entretient un écosystème de tous les acteurs éducatifs du territoire - parce que le financement est global. »
Ruralité, (im)mobilité ?
Mais alors, que faire en dehors du périmètre des Cités éducatives, et notamment pour œuvrer dans le sens d’un renforcement du lien entre les nombreux élèves de milieu rural et l’Université sur cette académie ? Là aussi, l’Afev n’est pas en reste, qui œuvre en faveur d’une politique globale de démocratisation de l’enseignement supérieur et s’envisage comme l’acteur susceptible de faire le lien entre les différents territoires de l’académie. Elle adapte toujours ses actions à l’environnement de ses territoires d’intervention, en veillant à bien en saisir les problématiques locales. Exemple concret avec Montdidier, dans la Somme, une commune rurale de 6 000 habitants, située dans la région du Santerre – entre Amiens et Compiègne -, forte de deux écoles maternelles, quatre écoles primaires, deux collèges et un lycée : le lycée Jean Racine (830 élèves en enseignement général, 382 en enseignement professionnel, 90 en alternance).
Son proviseur, Frédéric Guillot, revient pour le Lab’Afev sur une expérience originale et porteuse, mise en place l’an dernier : une immersion de deux jours et une nuit (au Crous) à Amiens, pour une quinzaine d’élèves de première. « Cette opération a plus à tout le monde, très clairement, indique-t-il, et on l’avait adressée en priorité à des élèves qui étaient soit en hésitation par rapport aux études supérieures (qui avaient un peu peur de se lancer dans le "bain de la fac", de l’autonomie, d’être "séparés de papa/maman"), soit financièrement un peu serrés – pour leur montrer qu’il existait des aides, le Crous, beaucoup de choses. » Or, « si nous étions certes limités en nombre de places, nous n’avons eu aucun mal à trouver ces 15 » premiers participants !
Plus précisément, « cela a été franchement une réussite, et s’il était possible de le faire chaque année, ce serait parfait. Tous les élèves qui y sont allés étaient vraiment ravis d’y avoir participé. (…) C’est aussi rassurant pour eux de voir que c’est possible, que ce n’est pas quelque chose d’inaccessible. » Car dans les faits, il le confirme : « Ce n’est tellement l’obtention du bac qui les inquiète, mais l’orientation et Parcoursup. D’où l’intérêt de cette expérimentation, qui s’adresse à nos élèves éloignés de tout. Parce que quand vous êtes dans un lycée sur Amiens et que vous voulez faire une journée d’immersion, c’est très faisable – parce que c’est à côté. Tandis que pour nous, sans dispositif dédié, c’est impossible. »
Le premier obstacle dans ce cas étant évidemment « le transport – et encore, nous on a une gare -, mais surtout son coût ! Or j’ai le même budget qu’un lycée équivalent sur Amiens. C’est une vraie problématique. Heureusement, nous sommes embarqués dans plusieurs Cordées. Sans cela, nos gamins resteraient bien moins informés que les autres. » D’ailleurs, élément supplémentaire d’adaptation aux spécificités du territoire : pour cette immersion, et « pour familiariser les jeunes à l’utilisation du TER, selon David Laruelle, nous les avons fait venir en TER plutôt qu’en bus. »
"Embarquer" aussi les familles
Qu’ils travaillent à l’UPJV, dans un collège de Montataire ou un lycée de Montdidier, nos trois interlocuteurs ont identifié un autre problème de taille dans l’accès de tous à l’Université : les représentations et usages des parents, surtout dans une académie ainsi très marquée par sa dimension rurale.
Frédéric Guillot l’exprime ainsi : « Ici, une autre difficulté vient s’ajouter : les parents ont du mal à lâcher leur enfant. Alors une immersion à Amiens, où pour une fois l’enfant ne dort pas à la maison, ça change réellement la donne. » Par conséquent, « quand on parle du supérieur, à Montdidier, ce que les gens voient surtout c’est le BTS. Sur ce point, il y a une inégalité claire : il y a des gens pour lesquels il est évident que l’enfant doit suivre des études supérieures, quitter le nid familial pour le faire où il voudra (à Paris, Bordeaux, Lille, Amiens…). Mais nous, nous avons toute une frange de la population pour laquelle c’est extrêmement compliqué. Et ce n’est pas qu’une question d’argent : c’est un état d’esprit. »
Pour la même raison, et parce « le verrou, selon Amaury Lefort, c’est bien souvent la famille », à Montataire, un accompagnement des familles a également été mis en place depuis cette année – « avec même la proposition, pour eux aussi, de se rendre à l’Université, pour dédramatiser. » En parallèle, depuis l’année dernière, « nous organisons un Forum des métiers et des formations, avec le lycée général, les lycées pros du grand bassin, les CFA, les partenaires d’insertion, des professionnels, des ambassadeurs, des association – dont l’Afev. » Or bien entendu, « ce forum est ouvert aussi aux familles », pour les associer activement au processus d’orientation.
C’est enfin avec la même idée en tête qu’a été mis en place – sur tout l’espace public de l’académie - le dispositif OSeR ! dont nous parlait Véronique Dominguez-Guillaume : « Ce que ce dispositif doit permettre de faire, c’est notamment de toucher les familles. » En effet, selon elle, « la grande difficulté du dispositif d’orientation tel qu’il existe aujourd’hui, c’est que l’on s’adresse uniquement aux collégiens, aux lycéens – et nous-mêmes à nos collègues du secondaire -, alors même que nous savons tous qu’il faut absolument que les familles soient investies dans l’orientation. » D’où l’intérêt de « sortir de l’espace stricto sensu scolaire. » De son côté, l’Afev n’est pas en reste, qui a aussi organisé l’an dernier la venue de familles de Montdidier à Amiens (notamment pour y découvrir l’Université), et espère pouvoir développer en 2023-2024 ce type d’initiatives sur d’autres territoires – dont Abbeville, dans la Somme. Cette action, comme toute une série d’autres sur l’ensemble du territoire, participe du programme Démo’Campus de l’association, un programme d’aide à une orientation choisie à destination des jeunes.
François Perrin
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